Exercer une fonction Études / Insights dans un domaine comme celui de la culture — si enclin à mettre en avant sa spécificité et même l’exception dont il relève — est en soi un beau challenge. C’est celui auquel est quotidiennement confrontée Mandy Llamas, responsable des études de la SAS dédiée au déploiement du pass Culture, avec le défi additionnel d’avoir parmi ses cibles prioritaires des jeunes de 15-20 ans réputés difficiles à investiguer. Elle témoigne dans cette interview de son expérience et des principaux partis-pris de son organisation.
MRNews : Vous êtes Responsable du pôle Études et Recherche de pass Culture. Comment résumeriez-vous ce qu’est ce « pass » et votre mission ?
Mandy Llamas : Le pass Culture a été lancé en mai 2021, même si l’aventure a en réalité démarré deux ans plus tôt avec une importante phase d’expérimentation. En pratique, ce pass est une application numérique à destination des 15-20 ans. Il est né d’une volonté politique bien précise, consistant à favoriser l’accès à la culture des jeunes en renforçant et en diversifiant leurs pratiques. Ses utilisateurs bénéficient d’un crédit leur permettant d’accéder à de très nombreuses expériences, le champ étant délibérément très large. Il recouvre les sorties culturelles — de type musée, concert, spectacle vivant —, les médiathèques et bibliothèques, le cinéma. Mais aussi les biens culturels tels que les livres, les CD, les instruments de musique, ainsi que les plateformes de streaming. Le projet était initialement internalisé au sein du Ministère de la Culture, mais le pass Culture est désormais une SAS, une société dont l’actionnaire principal est l’État, ce statut juridique s’étant avéré comme étant le plus pertinent.
La mission du pôle que j’anime — qui s’est créé à mon arrivée — consiste à mener des enquêtes auprès de deux publics. D’une part bien sûr les jeunes utilisateurs du pass, mais aussi les acteurs culturels qui souhaitent que nous référencions leurs offres.
Quels sont les partis-pris les plus structurants dans votre activité Études ?
Le principe de co-construction est très présent, et fait partie de l’ADN de pass Culture. Dès que le projet a été mis en place, ses porteurs ont eu le réflexe d’aller à la rencontre des acteurs culturels et des jeunes là où on pouvait les trouver, pour connaitre leurs besoins et leurs attentes. Dans les premiers temps, la composante « quali » prédominait nettement, nous réalisions beaucoup de focus groups ou d’entretiens individuels. Puis, au fur et à mesure de la progression du nombre d’utilisateurs, nous avons mené de plus en plus d’approches quantitatives. Mais nous avons néanmoins gardé le réflexe de recueillir beaucoup de verbatims, et de quasiment toujours faire précéder les investigations quantitatives par du quali pour privilégier une écoute très ouverte et ne pas biaiser les études par nos a priori. Nous sommes ainsi les garants d’une forme d’intégrité de cette écoute, et de sa prise en compte pour chaque projet, opérationnel ou stratégique.
Nous avons gardé le réflexe de recueillir beaucoup de verbatims, et de quasiment toujours faire précéder les investigations quantitatives par du quali pour privilégier une écoute très ouverte et ne pas biaiser les études par nos a priori.
Quelles problématiques priorisez-vous dans les études que vous menez ?
Un des enjeux majeurs pour nous est la perception que les jeunes ont de la culture, d’autant que la dimension politique est naturellement présente, ce qui ajoute une couche particulière de complexité. Il est donc important que nos communications nous aident à contrebalancer certaines représentations, et de faire en sorte que nos propositions intéressent réellement les jeunes. Du côté des acteurs culturels, certains peuvent imaginer que leurs offres ne trouveront pas facilement leur place, parce que trop exigeantes et décalées par rapport aux goûts des jeunes. Des professionnels du théâtre peuvent par exemple avoir ce sentiment. Nous sommes là pour leur montrer qu’il y a moyen d’intéresser ce public à un contenu de qualité, respectueux du principe de l’exception culturelle. On peut trouver un juste milieu en se mettant à l’écoute des parties prenantes. Il y a enfin une dimension concurrentielle à intégrer. Si, en termes d’expérience, l’application pass Culture n’est pas au niveau de celles qu’utilisent régulièrement les jeunes, ils ne se l’approprieront pas. Nous devons donc nous inspirer de celles-ci.
Nous sommes là pour montrer aux acteurs culturels qu’il y a moyen d’intéresser le public à un contenu de qualité, respectueux du principe de l’exception culturelle. On peut trouver un juste milieu en se mettant à l’écoute des parties prenantes.
Je dois préciser que le pôle que j’anime n’a pas le « monopole » des études menées auprès des utilisateurs du pass. Nos équipes d’UX Design en réalisent fréquemment, avec notamment beaucoup de A/B testing. Le pôle data analytics mène également des analyses extrêmement riches et opérationnelles. Et par ailleurs, des études d’évaluation de la politique culturelle sont conduites par des laboratoires de recherche mandatés par le ministère.
La population des 15-18 ans a la réputation d’être très difficile à interroger. Quel est votre regard sur ce point ?
Les jeunes ont le sentiment de ne pas être souvent sollicités, et encore moins dans une posture où ce sont eux les « sachants ». Le plus souvent, on leur demande d’écouter. Il est important pour nous d’inverser ce schéma, d’établir explicitement que ce sont eux qui ont des choses à nous apprendre. C’est donc un autre parti-pris essentiel pour nous de les considérer comme des adultes et non des enfants. Cela peut les surprendre dans un premier temps, mais ils intègrent rapidement cette logique. Les évolutions de notre offre leur montrent que leur vision est prise en compte, ce qui génère ainsi un fort engagement vis-à-vis du dispositif. Cette cible des jeunes est passionnante à investiguer, c’est la population de tous les possibles ! Dès lors qu’on lui donne l’occasion de s’exprimer, elle est très créative, sa démarche naturelle étant d’explorer, d’expérimenter. C’est plus flagrant encore s’agissant des jeunes de 18 ans, qui sont les plus enclins à inventer leurs propres pratiques en s’émancipant des modèles établis.
Les jeunes ont le sentiment de ne pas être souvent sollicités, et encore moins dans une posture où ce sont eux les « sachants ». Le plus souvent, on leur demande d’écouter. Il est important pour nous d’inverser ce schéma, d’établir explicitement que ce sont eux qui ont des choses à nous apprendre. C’est un autre parti-pris essentiel pour nous de les considérer comme des adultes et non des enfants.
Par ailleurs, il y a des règles importantes à respecter dans l’élaboration des questionnaires. Ceux-ci doivent être raisonnablement courts et ne pas intégrer de biais, ce qui peut vite arriver sur des sujets comme les nôtres. Il faut à la fois résister à la tentation de formuler les choses de façon « cool », et faire attention à ne pas utiliser des codes inadaptés. Si vous interrogez les jeunes avec des GIF, vous avez toutes les chances de passer pour un vrai « boomer » ! (rires)
Si vous interrogez les jeunes avec des GIF, vous avez toutes les chances de passer pour un vrai « boomer » !
« Poussez » vous vos études sur l’application elle-même, ou bien avez-vous recours à d’autres canaux ?
Nous utilisons beaucoup les emails. Cela peut paraitre contre-intuitif, ce médium ayant la réputation de ne pas être pertinent pour les jeunes. Mais il s’avère vraiment performant. Sans doute parce que notre équipe marketing réalise de très belles newsletters ! Mais cela tient aussi au fait que les jeunes sont avides de découvrir ce à quoi le pass leur donne droit. Pour pas mal d’entre eux, c’est un peu comme de l’argent de poche. Et ils ne font pas nécessairement le distinguo entre les mailings qui ont cette fonction informative et ceux utilisés pour nos études.
Je crois néanmoins beaucoup à la vertu de la transparence. Quand nous sollicitons les jeunes, nous expliquons toujours pourquoi nous le faisons, en étant aussi précis que possible. Il y a ainsi une forme de responsabilisation des répondants, qui me semble être un vrai facteur clé de succès.
Je crois (…) beaucoup à la vertu de la transparence. Quand nous sollicitons les jeunes, nous expliquons toujours pourquoi nous le faisons, en étant aussi précis que possible. Il y a ainsi une forme de responsabilisation des répondants, qui me semble être un vrai facteur clé de succès.
Dans l’univers des institutions publiques et celui de la culture, le marketing peut passer pour un « gros mot ». Êtes-vous confrontée à cette perception ?
C’est vrai que cette notion peut générer des craintes. Mais nous n’avons pas ce souci au sein de notre organisation. Peut-être cela ne s’est pas fait spontanément, je n’ai pas un historique suffisant pour en juger, mais j’ai le sentiment que ces fonctions marketing et études sont aujourd’hui totalement acceptées par nos équipes. Plus largement, je crois que le terme de marketing fait son chemin dans l’univers de la culture. Sans doute il est nécessaire parfois de lever une incompréhension sur ce qu’il recouvre. Mais lorsque les acteurs intègrent que nous sommes là pour les aider à diversifier les pratiques culturelles des jeunes, cela change leur regard. Or c’est le principe même du pass, en s’appuyant sur les outils numériques d’aujourd’hui.
J’ajouterai qu’il y a chez nous une forte confiance de la part du comité de direction vis-à-vis des études, ce qui crée des conditions privilégiées.
Quid de vos partis-pris pour favoriser le partage des résultats d’études auprès des équipes ?
Nous utilisons bien sûr des moyens assez classiques, pour faire en sorte que les parties prenantes aient accès aux rapports complets d’études ou aux synthèses en fonction de leurs besoins. Mais nous organisons aussi tous les mois un moment d’échange, que nous avons dénommé « Pass l’enquête ». Dans ce cadre, nous présentons les principaux résultats d’une ou deux études récemment menées, en intégrant le temps nécessaire pour répondre aux questions des équipes. Nous essayons de faire en sorte que ces sessions aient un côté un peu ludique, avec par exemple des quizz permettant aux participants de savoir s’ils ont bien intégré les enseignements clés.
Les sociétés d’études vous semblent-elles bien tenir compte des spécificités de votre univers ? Comment pourraient-elles le faire mieux ?
Lorsque nous sollicitons les instituts d’études, c’est le plus souvent pour travailler sur des enjeux de notoriété du pass, ou plus largement sur nos leviers d’acquisition. Mais nous réalisons en réalité énormément d’études en mode « do-it-yourself », en nous appuyant notamment sur une plateforme comme Qualtrics. Celle-ci nous offre énormément de possibilités et nous permet en outre de bénéficier d’un solide accompagnement technique et méthodologique, sachant que nous avons la chance de disposer d’une base de plus de 3 millions de jeunes. Ce type de plateforme nous donnant la latitude de faire tellement de choses par nous-mêmes, nous sommes de ce fait-là relativement exigeants lorsque nous sollicitons les instituts. Avec des attentes fortes sur leur capacité à délivrer des préconisations et un regard différent du nôtre. C’est peut-être là que se situent les principaux axes de progression.
Voyez-vous un dernier point que vous souhaiteriez évoquer ?
Je suis ardemment convaincue de l’impératif pour les organisations d’agir avec une perspective user et data-centric. Y compris dans un univers comme le nôtre, celui de la culture. Il existe encore parfois chez certains la crainte qu’interroger les gens puisse brider la créativité, aller à l’encontre de la diversité des pratiques culturelles et même tirer les choses vers le bas. Je pense tout le contraire ! La prise en compte des perceptions et des attentes me semble essentielle. Les intuitions sont capitales dans cet univers, mais il est important de ne pas se limiter à elles, et de les confronter aux besoins du public avec la plus grande objectivité possible, en laissant les croyances de côté. C’est en tout cas ce que nous essayons de faire chez pass Culture, en tâchant de favoriser au maximum la rencontre entre l’offre et la demande.
Je suis ardemment convaincue de l’impératif pour les organisations d’agir avec une perspective user et data-centric. Y compris dans un univers comme le nôtre, celui de la culture. Il existe encore parfois chez certains la crainte qu’interroger les gens puisse brider la créativité, aller à l’encontre de la diversité des pratiques culturelles et même tirer les choses vers le bas. Je pense tout le contraire !
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Mandy Llamas