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Quel futur pour les directions marketing – et pour les market researchers ? – Interview de Stéphane Marcel (The BVA Family)

31 Mar. 2025

Stéphane Marcel -

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En collaboration avec PwC et BVA Xsight, l’Adetem a pris il y a quelques mois l’initiative de lancer une investigation importante sur le futur de la fonction marketing. En combinant une étude quantitative menée auprès d’une centaine de Directeurs Marketing avec un atelier de design fiction, elle a vocation à dresser les perspectives clés pour cette fonction. Stéphane Marcel, Président de Syntec Etudes et Global Chief Growth Officer chez The BVA Family, nous en résume les principaux enseignements, ainsi que les conséquences possibles pour la communauté des market researchers.

MRNews : L’Adetem, avec PwC et BVA Xsight, a réalisé une étude importante sur le futur de la fonction marketing, dont vous avez présenté les éclairages essentiels dans le cadre de l’Intelligence Forum fin janvier, avec Stéphane Cantin et Emmanuel Obadia. Pourquoi cette initiative ? Et quelle méthodologie avez-vous déployée ?

Stéphane Marcel (The BVA Family) : Deux éléments ont contribué à cette initiative. D’une part le fait que l’Adetem fête ses 70 ans, ce qui était propice à avoir un temps de réflexion sur l’évolution du marketing. Le second est le contexte assez général dans lequel nous vivons, caractérisé par la concomitance de nombreuses mutations, ce qui génère pas mal d’interrogations sur le futur ! C’était donc l’occasion idéale pour tenter d’y voir un peu plus clair sur l’horizon des possibles pour les Directions Marketing et leur rôle d’ici à 2034. Nous avons relevé le défi côté BVA Xsight, avec un dispositif combinant une investigation quantitative auprès de 119 Directeurs Marketing de grands groupes et d’ETI françaises, et un atelier de design fiction animé par Pwc. En réunissant une trentaine de spécialistes du marketing, des ateliers ont permis de dresser des scénarios possibles pour le futur du marketing, que nous avons ainsi soumis au regard des CMO.

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Ce n’est un secret pour personne, les Directions Marketing sont challengées dans les entreprises. Les CMO que vous avez interrogés sont-ils optimistes sur leur rôle à venir d’ici 2034 ?

Une bonne majorité d’entre eux – 61% exactement – considèrent que leur fonction est prioritaire ou très importante dans l’entreprise, cette proportion ayant néanmoins baissé de 6 points par rapport à 2023. Ils restent confiants sur l’avenir de leur fonction (59% expriment une forte confiance), mais une part non négligeable et croissante d’entre eux (37%) estime que celle-ci est moins valorisée que les autres. Cette proportion était de 30% en 2023…

Pour en savoir plus > Accéder au livre blanc de l’étude CMO Profiles 2024 : Prospective Marketing 2034 (Adetem, collaboration avec PwC et BVA Xsight

La démarche de Design Fiction a dressé trois grands scénarios possibles à horizon 2034 et au-delà. Pouvez-vous nous les présenter en quelques mots ?

Nous avons intitulé ces 3 scénarios PACE, SLOW, et MUTATE.

PACE correspond à un monde où l’accélération technologique que nous connaissons se poursuit, dans le contexte d’une mondialisation renforcée. L’hégémonie des géants s’amplifie, avec la montée en puissance de la Chine, des acteurs comme Alibaba et Huawei venant s’adjoindre aux GAFAM. C’est un univers dominé par les plateformes, qui s’imposent dans quasiment tous les domaines. Face à des enjeux climatiques de plus en plus présents, les états visent à trouver les leviers d’une croissance vertueuse, les financements Green pesant ainsi plus de la moitié des investissements mondiaux. Dans ce contexte, la Data est clairement LE nouvel actif stratégique, et le consentement des individus à l’exploitation de leurs données personnelles est la norme. Le marché du travail devient plus fluide, avec une forte diffusion du télétravail et du statut d’indépendant. J’ajouterai au tableau le fait que cette accélération technologique s’accompagne d’une mutation des savoirs et des processus d’apprentissage.

Etude CMO Profiles - Adetem

Le scénario SLOW est-il une sorte de contrepied à cette accélération ?

On pourrait le résumer ainsi, ou plutôt comme étant un grand retour à l’essentiel. SLOW fait l’hypothèse d’une crise technologique majeure, une cybercrise générant une paralysie prolongée des systèmes bancaires mondiaux et un repli sur les bons vieux billets de banque. La mouvance Low-Tech prend le dessus, ce qui va de pair avec un ralentissement généralisé des échanges et des déplacements des individus. La démondialisation se propage, avec plus de protectionnisme et des phénomènes massifs de relocalisation ; les dettes publiques explosent, les états s’appauvrissent, les entreprises étant ainsi amenées à accroitre leur rôle sociétal. Les coopératives retrouvent un fort intérêt aux yeux des consommateurs, qui sont nombreux à se tourner vers l’auto-production et deviennent extrêmement exigeants vis-à-vis des entreprises quant à leur impact environnemental et sociétal.

Le scénario MUTATE correspondrait-il à une sorte d’entre-deux ?

MUTATE est le scénario dominé d’abord et avant tout par une mutation écologique, celle-ci s’ancrant massivement dans les pratiques des individus et des États. On peut imaginer qu’il s’initie suite à des accidents climatiques majeurs, suscitant d’importantes vagues d’indignation, et l’émergence d’un mouvement environnementaliste mondial prenant vite une grande ampleur. Une stratégie coordonnée de réduction des effets de serre se met en place à l’échelle de la planète, et la part des consommations locales explose. S’agissant des entreprises, elles inscrivent pleinement leurs actions dans cette mutation, faute de quoi elles disparaissent. La raison d’être devient un levier central de leur gouvernance, à la fois dans leur rapport aux consommateurs et pour leur image d’employeur.

On imagine sans peine que les rôles des Directeurs Marketing diffèrent sensiblement selon ces 3 scénarios. Lequel jugent-ils le plus probable ? Et le plus enviable ?

Etude CMO Profiles - le rôle futur des directions marketing

C’est un des grands enseignements clés de cette étude, les Directeurs Marketing sont en forte tension. Ils désirent majoritairement un marketing porté par les valeurs sociétales, régulé et ayant un impact positif pour la société, qui est celui du monde MUTATE. Dans ce monde-là, les CMO incarnent un modèle de marketing stratégique où l’éthique et l’efficacité vont de pair, façonnant ainsi un avenir plus harmonieux et plus durable. Mais le scénario PACE — le moins enviable à leurs yeux — est celui qui leur apparait comme le plus probable. Dans celui-ci, les marketeurs sont des techniciens de la Data et de l’IA, et plus largement des coordinateurs d’expertise, devant s’adapter à des mutations constantes de leur environnement. Ils sont à la fois technophiles, empathiques et créatifs, leur « mission » étant de réinventer sans cesse l’art du marketing pour proposer aux consommateurs des expériences complètes, aussi inoubliables que possible. 

C’est un des grands enseignements clés de cette étude, les Directeurs Marketing sont en forte tension. Ils désirent majoritairement un marketing porté par les valeurs sociétales, régulé et ayant un impact positif pour la société, qui est celui du monde MUTATE. Dans ce monde-là, les CMO incarnent un modèle de marketing stratégique où l’éthique et l’efficacité vont de pair, façonnant ainsi un avenir plus harmonieux et plus durable. Mais le scénario PACE — le moins enviable à leurs yeux — est celui qui leur apparait comme le plus probable.

Dans le monde SLOW enfin, le marketeur est au cœur de la relation humaine, sa tâche étant de comprendre les individus pour mieux répondre à leurs besoins tout en intégrant leurs préoccupations écologiques. Il incarne une approche holistique, où l’humain et la responsabilité sociétale sont au centre de ses actions et de ses stratégies.

Le rôle du Directeur Marketing diffère ainsi sensiblement selon les 3 scénarios que vous avez identifiés. Quelles évolutions transversales devraient s’imposer ?

Deux clés vont à l’évidence driver les mutations des entreprises d’ici à 2034 : la technologie et l’impact environnemental. Avec une incertitude bien sûr sur la façon dont elles vont se combiner, et donc sur les business models qui vont en résulter. Mais c’est là précisément que le marketing a un rôle majeur à jouer, il a la possibilité d’être au centre de cette transformation, de l’orchestrer, en connexion avec les grandes fonctions des organisations. En somme, sa mission est de réinventer avec les clients des schémas de création de valeur responsable.

Deux clés vont à l’évidence driver les mutations des entreprises d’ici à 2034 : la technologie et l’impact environnemental. Avec une incertitude bien sûr sur la façon dont elles vont se combiner, et donc sur les business models qui vont en résulter. Mais c’est là précisément que le marketing a un rôle majeur à jouer, il a la possibilité d’être au centre de cette transformation, de l’orchestrer, en connexion avec les grandes fonctions des organisations.

Notre pronostic est que le marketing de demain sera encore plus stratégique qu’il ne l’est aujourd’hui, du fait notamment de sa capacité à être dans une position centrale, tant vis-à-vis des consommateurs-citoyens que des autres fonctions de l’entreprise. C’est bien sûr à lui qu’incombe la responsabilité d’enclencher la transformation d’une offre devant se restructurer en profondeur, pour être plus durable, en intelligence des usages de demain et des exigences accrues de circularité. Les CMO devront en outre favoriser un marketing opérationnel de proximité, l’affinité et l’influence étant des clés essentielles de réussite, dans ce contexte de mutation des usages.

Quelles devraient être selon vous les implications pour les marketeurs researchers travaillant côté annonceurs ?

La première implication selon moi, c’est déjà d’entrer en résonnance avec l’évolution de leur entreprise, leur modèle d’affaire, et l’évolution du marketing qui en découle. De ce point de vue je vois trois grands enjeux selon les 3 scénarii dominants. 

Dans le monde du ralentissement, celui d’un marketing frugal, c’est pour les études la figure de l’ethnologue, qui étudie des groupes d’individus dans leur contexte spécifique qui l’emporte, avec comme objectif de revenir aux besoins fondamentaux et spécifiques de chaque groupe. Et de travailler la question des usages et revisiter les offres et services vers des modèles plus long terme voire qui ne soient plus basés sur la possession. 

Dans le monde en mutation, du marketing durable, c’est la figure du Human insight – qui essaye de comprendre l’individu au-delà du client, du shopper ou du consommateur qui domine), avec pour objectif de bien comprendre et mesurer l’ensemble du path to re use, bien au-delà du path to purchase donc. Avec pour objectif majeur de comprendre et combler le gap entre les intentions/le discours et les comportements. L’impact RSE s’impose comme KPI essentiel. 

Enfin, dans le monde en accélération, celui du data-driven marketing. C’est la figure du data scientist qui s’impose. C’est le règne de la fast fashion dans toutes les catégories, du real time, de la data générée ou synthétique. Des modèles prédictifs. 

Bien sûr ce sont des choses qui existent déjà, à des degrés divers dans les organisations. Qui cohabitent parfois.  Et continueront de s’hybrider et accélérer avec l’IA et l’expansion de la donnée.

Et pour les instituts et agences ? Que doivent faire ces acteurs pour accompagner le marketing dans cette transformation ?

La première chose, comme dans toute transformation, c’est évidemment d’écouter. Et de répondre à des besoins qui peuvent être très différents selon les clients, voire au sein d’un même client ou secteur. 

Ensuite, je crois qu’il n’y a pas d’alternative : notre métier doit démontrer, et augmenter la valeur perçue et réelle de ce que l’on délivre. C’est-à-dire maximiser le ROI de nos prestations. Mais attention, cette valeur a plusieurs visages. Parfois c’est la rapidité, la standardisation. D’autres fois, c’est l’accompagnement expert. Ou bien encore c’est un quali express, du jour au lendemain, pour valider. Je renvoie ici au travail effectué par Michaël Bendavid.

Il n’y a pas d’alternative : notre métier doit démontrer, et augmenter la valeur perçue et réelle de ce que l’on délivre. C’est-à-dire maximiser le ROI de nos prestations. Mais (en tenant compte du fait que) cette valeur a plusieurs visages.

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Cela implique d’investir dans la chaîne de valeur, qu’elle soit technologique ou humaine. Et comme je ne crois pas à la magie, cela signifie investir dans le capital humain, notamment dans la phase d’analyse, de recommandation, d’accompagnement. Avec le storytelling, les workshops, la définition des plans d’action, etc.

Au-delà de ces grands principes, et toujours en écho de ces mondes, je relèverai quelques enjeux à court et plus long termes. 

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Quelles sont les actions prioritaires ?

Je vois trois grandes directions.

D’abord, faire évoluer nos indicateurs et KPI’s pour accompagner la transformation RSE de nos clients. Et adopter des grilles de lectures plus complètes, intégrant toutes les dimensions et facteurs des comportements individuels. Ceci renvoie au monde de la mutation.

Ensuite, il faut apprendre à mieux structurer, hybrider, capitaliser sur toutes les formes de données – qu’elles soient structurées ou non. Et devenir des garants de leur qualité. L’enjeu, ici, est de passer d’un modèle « rétroviseur » à un modèle de projection. Et d’une collecte séquentielle à une analyse continue. L’IA aura évidemment un rôle clé là-dedans. Comme dans tout, aujourd’hui.

Enfin, je pense qu’on doit redonner toute sa place à l’observation, au terrain, à l’ethnographie. Cela peut sembler aller à rebours du tout-digital, mais c’est essentiel si on veut comprendre ce que les gens font vraiment. Si l’on considère que le marketing n’a plus seulement pour but de faire acheter, mais aussi de faire évoluer les comportements, alors l’observation devient un outil stratégique.

De ce point de vue, la rencontre entre la data science volumique et l’ethnographie plus ciblée – la « thick data » comme on dit en Français — me parait une bonne voie d’hybridation.
Et voilà pourquoi, cher Thierry, chez Syntec Etudes, nous avons lancé 4 groupes de travail sur le ROI des études, l’impact RSE, les skills du futur et l’IA. 


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